"Juifs de Chine", entretien avec Caroline Rebouh





Jean-Paul Fhima (pour Tribune Juive) : Caroline Rebouh, vous venez de publier aux éditions Persée un livre sur les Juif de Chine. C’est un sujet sur lequel vous vous êtes spécialisée tout en étant conférencière et enseignante du judaïsme. Pouvez-vous nous
en dire plus sur vous ? 

Caroline Rebouh : Lorsque j'habitais en France, j'avais une librairie hébraïque. Puis j’ai effectué mon aliya. Tant en France qu'en Israël, on m'a souvent demandé de faire des conférences sur l'histoire juive et la Torah. J'écris aussi des articles sur le judaïsme. 

Jean-Paul Fhima : Il existe de nombreuses et importantes communautés juives en Chine, comme celles de Pékin, Harbin ou Shanghai, mais vous avez choisi de travailler particulièrement sur celle de Kaïfeng (dans la province nord du Henan) qui n'est pas, loin s'en faut, la plus importante de Chine. Pourquoi ? En quoi l'histoire et le destin de cette communauté vous paraissent-ils emblématiques de la présence juive dans ce grand pays ?

Caroline Rebouh : Les communautés juives de Pékin (Beijing) et de Shanghai sont constituées de migrants aux origines européennes diverses (Russie, Pologne, Allemagne), poussés à l’exil par la montée du communisme ou du nazisme. Il s’agit de communautés   européennes récemment établies en Chine, et non de communautés juives chinoises à proprement parler.
Les Juifs de Kaïfeng, en revanche, sont vraiment des Juifs chinois car ils appartiennent à une lignée très ancienne qui remonte aux VIIe et VIIIème siècle selon les archives locales et les sources épigraphiques. Leur façon de vivre et de rester fidèles à leur identité juive, malgré le temps et les difficultés matérielles, est tout à fait passionnante. Ces Juifs sont installés à Kaïfeng depuis de longs siècles, sans doute parce que dans cette ancienne capitale impériale était une importante ville commerciale et un centre politique propice à de nombreuses opportunités.

Jean-Paul Fhima : Que révèle, d'après vous, l'histoire de ces communautés juives de Chine, à propos des capacités de mutation et d'adaptation du judaïsme en général?

Caroline Rebouh : Il convient donc de différencier les communautés juives de Chine d'origine européenne assez récente de celle de Kaïfeng.
A Shanghai ou Harbin, les structures communautaires ont été facilement conservées avec des synagogues, des cadres humains et cultuels traditionnels (rabbins/enseignants/ mohel, schohet etc). 
A Kaïfeng, c'est différent. Les Juifs de cette ville ne purent (pour de multiples raisons) disposer des mêmes cadres communautaires qu'ils avaient au début de leur existence en Chine. On sait qu'ils ont contracté des mariages mixtes, au point de ressembler en tous points à des Chinois de souche. Toutefois, ils n'ont jamais renoncé à la conversion de leurs épouses et à élever leurs enfants dans le judaïsme. Malgré l’absence chronique de rabbins et d’abattage rituel, ils se sont efforcés de préserver certaines habitudes alimentaires préférant, en général, consommer du poulet ; quant au bœuf ou au mouton, que l’on mangeait plus rarement, ils s’en procuraient dans les boucheries hallal, considérant que l’abattage musulman s’apparente à l’abattage rituel juif !
Ainsi, les Juifs de Kaïfeng se sont à la fois adaptés à la vie en Chine, au point de ne pouvoir se distinguer de leurs concitoyens, tout en continuant à observer scrupuleusement le shabbat, les fêtes, et les différents dogmes originels.

Jean-Paul Fhima : Les sources ont, dans votre ouvrage, une importance toute particulière. Vous vous appuyez notamment sur les écrits des missionnaires, voyageurs et savants des XVIIIe et XIXème siècle. Qui sont ces témoins, que nous disent-ils sur les Juifs de Chine et de Kaïfeng?

Caroline Rebouh : Les récits et rapports des missionnaires en Chine sont nombreux et ils commencent dès le début du XVIIème siècle avec les témoignages de Mattéo Ricci, jésuite, qui était en fonction à Pékin. Les jésuites faisaient beaucoup de ‘’tapage’’ car la population chinoise représentait pour eux un public de choix à convertir. Ils ont été très étonnés de constater que des Juifs se trouvaient en Chine et, de leur côté, les Juifs de Kaïfeng n’ayant jamais entendu parler de christianisme se sont ‘’’trompés’’ pensant avoir affaire à des Juifs européens. Une fois le malentendu dissipé, le responsable de la communauté juive de la ville résista farouchement à toute forme de conversion ; il précisa aux jésuites de manière péremptoire que lui, et les siens, ne pourraient manger de « la bête noire » (porc). Les missionnaires chrétiens n’ont pas insisté ...