Quand on évoque
les Judaïsants de Russie, on pense immédiatement aux fameux Subbotniks dont
beaucoup aujourd’hui, estimés à quelques dizaines de milliers, vivent en
Israël. Mais on aurait tort de croire qu’ils se limitent à une seule communauté
dont l’appartenance au judaïsme fait d’ailleurs débat auprès des autorités de
Jérusalem et du rabbinat (Wendy Elliman, « Russian Runaround », Hadassah
magazine, 30 avril 2006).
Leur histoire, qui
remonte au Moyen-Age, est bien plus complexe, multiforme et ancienne,
qu’il y parait.
Source : Shavei Israel
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En
1987, j’effectuais un travail de recherche en anthropologie religieuse sur le
Moyen Age russe, à la Sorbonne et à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE),
sous la direction de deux éminents spécialistes ̶
Michel Meslin et Vladimir Vodoff. A cette occasion, je découvrais que,
dès la fin du 14ème siècle, un mouvement appelé Strigolniki, réfractaire à la
christianisation de la Russie, préparait le terrain à l’éclosion du judaïsme.
Strigu en
slavon (vieux russe) veut dire
‘’tondu, coupé’’, ce qui laisse entendre que ces commerçants et artisans, habitants
de la grande cité marchande de Novgorod (au nord de la Russie), pratiquaient la
circoncision. Pourtant, à cette date, on ne relève pas encore à proprement parler
de signes d’appartenance à la religion juive mais simplement une préoccupation
commune à tous ces fidèles ‘’hors la loi’’ (quelques centaines ?) : lutter
contre le christianisme venu des Grecs et revenir à une foi ‘’authentique’’.
Pragmatiques
et rationnels, les Strigolniki réfutent toute doctrine et Credo, rejettent le
culte des images et la hiérarchie sacerdotale. Ils prient dehors, à ciel ouvert.
Leurs croyances sont simples et attachées aux traditions ancestrales
préchrétiennes liées à la terre. Les historiens soviétiques comme N.A Kazakova,
ne voyaient en eux que des opposants au pouvoir des seigneurs et croyaient
décrypter dans leur radicalisation une solide contestation sociale, prélude de
la ‘’Grande révolution’’.
Toujours
est-il que les chefs des Strigolniki sont jetés du haut du pont de la ville,
dans les eaux gelées du Volkhov (Chroniques de Novgorod, 1375-1376). Si le
mouvement des circoncis disparait ainsi brutalement, il semble perdurer clandestinement,
avant de réapparaitre cent ans plus tard sous la forme plus connue des
Judaïsants.
Les Judaïsants, également appelés ‘’ les circoncis’’, font
parler d’eux pour la première fois en 1471 dans la même ville cosmopolite de Novgorod.
Les
travaux lacunaires à leurs sujets divergent. Pour les uns, il s’agit d’un ensemble
hétéroclite de voyageurs étrangers et de chrétiens schismatiques, comme il y en
avait de nombreux à l’époque. Pour les autres, les caractéristiques locales et juives
de ce grand mouvement bien structuré ne font aucun doute. Son expansion rapide aurait
même représenté une menace sérieuse pour l’Eglise (Jewish Encyclopedia).
Alors
qui étaient vraiment les Judaïsants ? Des Chrétiens hérétiques rêvant en
secret d’une nouvelle société ? Ou bien une influente secte juive,
composée de citadins érudits et pieux en quête d’un retour à ‘’la vraie foi’’
et à l’Ancien Testament ?
Les sources médiévales sont rares,
parcellaires et partiales, émanant exclusivement de leurs persécuteurs. Des
sources sujettes à
caution et volontairement très critiques. Donc peu fiables. Peu
fiables, les chroniques et autres documents ecclésiastiques (synodes et
conciles) condamnant ‘’l’hérésie juive’’. Forts douteux les travaux des
historiens antisémites du 19ème siècle ou ceux des savants marxistes
du 20ème, obsédés par le matérialisme dialectique.
Les travaux les plus importants sur la question ont été menés dans les
années 1960, en Union soviétique et en Israël (Cahiers du monde russe et soviétique, III, 1962, pp. 673-684). Pour
J.Luria (historien soviétique) et S.Ettinger (historien israélien), les
origines juives de ce mouvement sont indubitables (Revue des études slaves, année 1966, volume 45-1-4, pp.49-67).
Les Judaïsants, dont l’apogée se situe vers 1490 à
Moscou, exercèrent une influence non négligeable dans la société de leur temps.
On en connait une cinquantaine de membres, officiers, diplomates, marchands,
mais aussi … ecclésiastiques convertis. Si leur judaïcité n’est plus fermement
contestée, il faut bien reconnaitre que l’historiographie actuelle fait encore
preuve d’une prudence critique exagérée : « les influences juives
jouèrent un rôle dans les origines de ce mouvement » (Daniel Tollet, Les Eglises et le Talmud : ce que les
Chrétiens savaient du judaïsme, Paris-Sorbonne 2006). Un rôle, certes, mais
lequel ? A quel degré, et avec quelles intentions ?
Existait-il au
15ème siècle des communautés juives en Russie ou dans la région ? Que savait-on du judaïsme à cette
époque ?
Les Juifs
sont implantés dans les pays slaves bien avant l’ère chrétienne. Des
communautés de commerçants juifs dits Khazars et Karaïtes, venus d’Asie centrale
et du Caucase, s’installent aux 8 et 9° siècles en Russie méridionale, principalement
en Ukraine et en Crimée. Ayant abandonné la tradition orale
rabbinique et le Talmud, ces communautés juives ascétiques voient dans les
Ecritures la seule source de leurs croyances que l’on dit volontiers excessives
voire fanatiques. Les karaïtes, par exemple, rejettent de nombreux objets du
rituel juif contraires à leurs yeux au ‘’vrai’’ monothéisme.
Au moment où la Russie devient officiellement
chrétienne (fin du 10ème siècle), on recense de très nombreuses
communautés juives à Odessa et Kiev, lesquelles prospèrent plus tard dans les
principautés russes de Pologne et de Lituanie où elles sont bien implantées. Les
juifs y obtiennent d’ailleurs la pleine citoyenneté. Mieux acceptés qu’en Europe
occidentale ou en Bohème, ils ne subissent pas de persécutions ni de pogroms.
Ces nombreux marchands juifs visitent les
cités septentrionales de la région des grands lacs comme la République de
‘’Novgorod le Grand’’, près de la mer Baltique (Daniel Tollet, opus cit.). Il semble même que, dans un premier temps, la société russe se montre
assez ouverte au dialogue entre les religions et plutôt bien disposée à l’égard
des Juifs.
Zacharie de Kiev dit « le Juif », astrologue
et ‘’magicien’’, est le probable fondateur des Judaïsants. Il
devient un proche d’Ivan III, grand-duc de Moscou, qui le prend
sous sa protection. Au grand dam de l’Eglise officielle, des judaïsants se
retrouvent même à la tête des prestigieuses églises de l’Assomption
et de l’Archange Michel. Mieux encore. « L’hérésie juive » séduit de
nombreuses personnalités de haut rang, y compris l’entourage immédiat d’Ivan
III ainsi que des membres éminents du clergé orthodoxe comme l’archiprêtre Alexeï.
La doctrine
judaïsante renie entièrement la divinité de Jésus Christ et de la Trinité, et
soutient que « le messie des juifs n’est pas encore apparu. » Les
Evangiles sont « des faux comme d’ailleurs le culte des images et le
monachisme ne sont qu’erreurs et impostures à proscrire et censurer. »
Pour
la première fois, les disciples de Zacharie traduisent tous les textes
bibliques en russe, ainsi que les écrits de Maïmonide ou des livres savants, de
logique et de science. Ils participent grandement à une « fermentation
intellectuelle » (Voies de la
théologie russe, p.19 , Georges
Florovsky , 1937).
La contre-offensive de l’Eglise orthodoxe commence en
1487. Elle est menée
par des personnalités telles que l’archevêque Gennade de Novgorod, l’abbé
Joseph de Volokolamsk ou le moine Savva. Un antisémitisme officiel voit le jour,
et s’installe pour longtemps.
Il faut tout de même plusieurs conciles (en 1488,
1491, 1504) pour se débarrasser définitivement de la ‘’menace’’, ce qui laisse
entendre que l’importance du mouvement est devenue considérable. La répression est
féroce : emprisonnement et torture, apostasie forcée et exil dans de
lointains monastères, condamnations à mort sur le bûcher.
Les Juifs semblent devenir
subitement ‘’un grand danger’’. Ivan le terrible, premier tsar de Russie en
1547 (soit cinquante ans plus tard) ne disait-il à propos des marchands juifs
venus de Pologne : « C’est de l’herbe empoisonnée pour la Russie qui
désire rester chrétienne. »
Pour autant, les Judaïsants ne sont pas totalement anéantis.
On perd leurs traces certes, mais on
suppose que les survivants retournent à une longue clandestinité sans renoncer
à leur foi juive.
Source : Shavei Israel
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Les Judaïsants réapparaissent vers le milieu du 18ème
siècle en Russie centrale et méridionale. Appelés cette fois Subbotniks,
Molokans ou Gerim, ils adoptent et assument plus ou moins ouvertement leur
appartenance à la foi juive scripturaire héritée des karaïtes. Ils forment
parfois des communautés importantes de plusieurs centaines voire plusieurs
milliers de personnes.
Des rapports officiels de police signalent leur existence
au début du 19ème siècle (1811) dans les gouvernements de Tula
(environ 200 km au sud de Moscou), Orel, Voronej et Tambov (entre 300-400 km au
sud de Moscou) et dans la province de Saratov (850 km au sud de Moscou).
Source : molokan.org
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Moins présents dans les villes (à l’exception de
Moscou et Voronej), on les sait étroitement mêlés aux populations paysannes qui
les appellent « les Sabatéens » (fidèles du Shabbat), ou « les Judéens.
»
On relève de leur part une stricte observance de
certains cultes juifs, comme la célébration du shabbat et des fêtes juives, la
circoncision, la célébration des mariages et des funérailles, certains rites
alimentaires voire un suivi rigoureux de la cacherout. Les Subbotniks utilisent
tefilin, tsitsit et mezuzot, se couvrent la tête pour prier, récitent en russe
mais aussi en hébreu (Jewish
Encyclopedia).
Un oukaze (loi imperiale) faisant
suite au synode de juillet 1825 (‘’Pervoe
Polnoe Sobranie Zakonov’’) ordonne
l’expulsion de juifs des districts où ils se sont développés. Accusés de prosélytisme et
violemment persécutés, ils sont déportés en nombre en Sibérie, dans le Caucase et même en Asie
centrale. D’importantes communautés sont ainsi déplacées en Arménie, Géorgie,
Azerbaïdjan.
Leur situation
s’améliore au début du 20ème siècle. Les persécutions cessent, leur culte est
toléré. On compte, vers 1905, environ 2,5 millions de Judaïsants en Russie,
toutes sectes confondues.
L’étonnant prosélytisme des
Sabatéens, quoique non conforme à la tradition juive, convertit semble-t-il en
masse des paysans chrétiens qui, subitement, changent de prénom et suivent la
religion juive. « Il y a eu une sorte de progression graduelle de
l’orthodoxie chrétienne vers le judaïsme » soutient A.I. Klibanov (spécialiste
des sectes russes).
Mais
dans les années 1920 (au début de l’époque soviétique), la
répression reprend et s’accélère. « Beaucoup de ces grandes communautés
furent détruites » (Alexandre Lvov, « Identités et pratiques, le cas
des Judaïsants russes », Revue
d’études comparatives Est-Ouest, 2005, vol. 36, n°4, pp 185-206).
Dans les kolkhozes toutefois, les rouleaux de la Torah
sont conservés, les fêtes juives célébrées, les traditions maintenues. « Des
communautés existaient en Azerbaïdjan (…) en Crimée, au Birobijan, dans la
région de la Volga » (Alexandre Lvov, opus cit.).
Source : Subbotniki.net
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Le cas des
Subbotniks est à la fois le plus connu et le plus controversé.
On sait qu’ils ont bénéficié sous Staline d’un statut
spécifique leur permettant d’obtenir la ‘’nationalité juive’’. Beaucoup d’entre
eux, originaires d’Ukraine, ont été exterminés par les Nazis.
Cependant, il faut rappeler que tous les Subbotniks ne
se réclament pas du judaïsme. Certains même en rejettent la filiation, se
disent (ou sont considérés comme) chrétiens tout en ayant certaines pratiques spécifiquement
juives. D’autres, ouvertement convertis au judaïsme, suivent une stricte observance
de la Torah et envoient leurs enfants dans les yechivot. Leur judaïcité n’est
pas contestable (source Shavei
Israel).
Parmi leurs descendants, notons les
figures héroïques de deux fondateurs de mouvements sionistes : Joseph
Trumpeldor créa en 1918 le He-Halutz,
organisation en charge de l’aliyah des Européens (et qui sauva de nombreux
juifs du Danube des griffes des Nazis) ; Alexander Zaïd est co-fondateur
d’organisations de défense juive appelées Bar-Guiora (en 1907) et Hashomer (en
1909).
Rares
études, supputations incessantes et recherches peu fructueuses, ne sont pas
encore venues à bout de toutes ces contradictions.
Est-ce pour cette raison que l’immigration des
Subbotniks en Israël est traitée comme un cas ‘’à part’’ ? Avant 2003, aucune
distinction n’était faite avec les Juifs de Russie. Depuis, les Judaïsants sont
considérés comme un groupe minoritaire dont les ascendances juives ne sont plus
systématiques. Leur aliyah s’en est trouvée limitée et plus sévèrement contrôlée (Leora Eren
Frucht, The Subbotniks Case, Jerusalem
post, 10 février 2008).
Alors, les Judaïsants, chrétiens ou juifs ?
Difficile de trancher. Disons qu’ils sont un peu des deux à la fois. Des
Strigolniki aux Subbotniks, variantes et nuances, dans les croyances et les
pratiques, sont importantes entre eux et parfois même opposées. Une chose est
sûre : ces communautés dispersées par les siècles mais soudées par une
étonnante persévérance, sont ‘’la preuve par l’Histoire’’ que les ramifications
inextricables et immensément riches de l’héritage judéo-chrétien nous
surprennent encore. Par les temps qui courent, il n’est pas négligeable de rappeler
qu’il existe une incontestable culture commune.
Jean-Paul Fhima