Résistants! Péguy, Karski

Un colloque international s’est tenu au Sénat les 17 et 18 janvier (2014) en ouverture de l’année Charles Péguy. C’est l’homme politique et l’intellectuel engagé, le patriote et le citoyen lucide qui était à l’honneur. C’est aussi le philosémite dreyfusard prêt à se battre en duel pour défendre un ami juif, atterré par les excès xénophobes et antisémites de son époque. Il disait de son temps ce que nous pouvons dire aujourd’hui du nôtre : « Sous nos yeux, par nos soins, disparaît la mémoire de la plus belle humanité ».

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Charles Péguy
 
Face au déferlement de haine et de bêtise, contre l’outrage négationniste et l’ignorance crasse qui sévissent sans complexe de nos jours, ce penseur politiquement incorrect ferait sans doute figure de résistant. Léopold Sédar Senghor disait « Péguy était un poète nègre » ; on pourrait ajouter : « Péguy était un poète juif ».
Un seul déshonneur pouvait selon lui humilier tout un peuple et rompre le pacte social. A méditer …
Péguy était un mystique antimoderne qui sentait venir dans le progrès la forme la plus abjecte de l’intolérance et du racisme. Mais il craignait aussi qu’en perdant nos racines judéo-chrétiennes par l’approximation des valeurs et de la morale, on perde en même temps des repères essentiels et une forme d’identité. Il ne s’est pas trompé.
Nos jeunes sont pires que nos pères. Ils nous regardent avec condescendance et nous disent : « La quenelle ? Juste pour rire ! ».
Oui, nous avons perdu les repères. Nous avons dit à nos enfants trop gâtés qu’ils étaient le nombril d’un monde qui a commencé avec eux, qu’ils sont géniaux dès la naissance, ‘’rois’’ de nature, unanimement intelligents, qu’il n’est donc plus utile d’encourager chez eux les efforts et le travail, le savoir et l’exigence, puisque tout leur est dû.
Quand des jeunes gens souriants font le signe nazi inversé à Auschwitz ou devant le mémorial de la Shoah, ils nous disent ceci : « l’avenir appartient à ceux qui ne s’encombrent pas du passé ! Ce passé est le vôtre, il ne nous concerne pas ». Sacrilège qui secoue notre conscience endormie devant les photos de ces jeunes gens ordinaires qui n’ont certes pas l’air d’officiers nazis et qui pourtant (mais le savent-ils ?) pensent et font exactement comme eux. Sommes-nous vaincus d’avance dans ce combat intergénérationnel ?  Quand on voit faire la quenelle, c’est à cela que l’on pense, on se dit que nous, les pères, on a raté quelque chose, on est responsable de quelque chose. On tremble et on pense à Péguy.
La confusion, écrivait-il, avilit l’homme, l’ordre le libère. Sage maxime qui fait résonance cent ans plus tard, quand on confond tout et que l’on dit n’importe quoi.
L’officier nazi Baldur Von Schirach était secrétaire d’État à la jeunesse et responsable de l’éducation idéologique et morale des jeunes hitlériens. En 1939 dans un célèbre meeting, il usa d’une curieuse liberté d’expression devant un public bien élevé et conquis : « Quand j’entends le mot ‘’culture’’, je tire mon revolver » ! Joignant le geste à la parole dans les applaudissements et les rires, il annonçait la barbarie qui allait suivre.

Sortez vos livres, citoyens, la barbarie est revenue !

Parmi les premières victimes du ‘’progrès’’ du vingtième siècle, Péguy est mort au champ d’honneur dès 1914, sur le front d’une guerre qui assurément n’était la sienne. En tant que résistant de la première heure, il ressurgit dans une guerre qui assurément est devenue la nôtre.


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Jan karski
                                                                                                 
Il y a eu d’autres résistants, d’autres consciences en alerte. La Pologne a décidé d’honorer cette année la mémoire de Jan Karski (Jan Kozielewski de son vrai nom), citoyen d’honneur d’Israël, Juste parmi les nations.
Il n’y a pas de hasards, il y a des signes.
Un ancien conseiller du président américain Jimmy Carter déclarait le 8 janvier dernier au parlement européen, à l’occasion d’un séminaire-hommage au résistant catholique : « La leçon contemporaine que nous a léguée Jan Karski nous enseigne … qu’il faut toujours faire preuve de courage et de responsabilité chaque fois que nous sommes face à l’injustice… Combat qui est loin d’être terminé … Il y a encore beaucoup de travail à faire ».
Le quotidien israélien Haaretz a rappelé récemment (article de Roman Frister du 12 décembre 2013) que Karski, prisonnier des Soviétiques en 1939, avait réussi à s’évader puis à entrer dans la résistance polonaise et, à ce titre, parvint à développer un réseau de renseignement en liaison avec son gouvernement exilé en France puis à Londres. De nouveau arrêté par la Gestapo en Slovaquie en 1942, il s’échappa encore et entra dans le bureau d’information et de propagande de l’Armia Krajowa (AK), la plus importante organisation de résistance intérieure pendant la seconde guerre mondiale.
Parmi les opérations à grande échelle de l’AK, on trouve les soulèvements de Lwow ou de Vilno et surtout l’héroïque insurrection du ghetto de Varsovie. Chargé de fournir des armes et de s’infiltrer à l’intérieur du ghetto, un Corps de Sécurité de l’AK (korpus bezpieczeństwa ou KB) a pris une part directe au combat auprès des insurgés. L’Armia Krajowa a créé, d’autre part, une filière d’aide aux civils juifs appelée Commission Zegota. Chargée, par exemple, de trouver des cachettes et des placements en orphelinat ou dans des familles catholiques polonaises, Zegota a sauvé la vie de 100 000 Juifs polonais dont 2500 enfants.
Le combat et le courage dont a fait preuve Jan Karski est aussi d’avoir le premier alerté les Alliés sur la Solution finale et les horreurs des camps d’extermination. Ses appels malheureusement sont restés sans réponse.
Dans un beau roman qu’il lui a consacré (prix Interallié 2009), l’écrivain Yannick Haenel évoque justement l’entretien entre Karski et Roosevelt à la Maison-Blanche le 28 juillet 1943. Un rapport circonstancié sur les horreurs de la Shoah est remis au président américain qui ne semble pas y prêter une grande attention. Peu importe si les détails du récit ne sont pas parfaitement exacts. Si l’auteur prend des libertés avec les faits historiques c’est pour alerter les lecteurs d’aujourd’hui sur les conséquences dramatiques de l’indifférence. Combien de milliers de Juifs ont été assassinés après cette entrevue ‘’ratée’’ de juillet 1943 ? Combien de preuves disposons-nous pour affirmer que les Alliés auraient pu éviter le massacre, au moins en partie ?
L’écrivain ici fait œuvre salutaire parce qu’il sollicite notre vigilance que l’on ne croyait plus nécessaire. Il dénonce l’incrédulité de nos contemporains qui minimisent le retour d’un antisémitisme difficile à accepter. On pensait la haine révolue, dissipée dans les acquis de notre belle modernité. On la retrouve plus active et dangereuse que jamais.
Si la fiction s’éloigne de la réalité d’hier, c’est parfois pour mieux se rapprocher de la réalité d’aujourd’hui.
Dans un entretien récent au CRIF, Marc Knobel fait ce triste constat à propos de la résurgence des thématiques antijuives « Il est trop tard maintenant, le pli est pris, hélas ». Triste constat, réaliste et inquiétant. Comme sonnés au premier round, nous restons, il est vrai, pantois et démunis. Comment réagir sans excès à des intentions abjectes mais qui semblent pourtant ‘’à la mode’’ ? La gravitation cruelle de l’histoire veut-elle nous faire marcher sur la tête ?  On croyait l’outrage réparé, le mea culpa gravé dans la pierre. Alors que nos pieds se dérobent « dans un mouvement de profanation intégrale » (Alain Finkielkraut).

On ne veut pas seulement humilier les vivants.

On veut aussi re-tuer nos morts. 

 

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