Il y a trente ans tout juste, en 1986, était publié chez Seuil, à titre posthume, un livre incomparable intitulé : L'imprescriptible (Pardonner?- Dans l'honneur et la dignité). Son auteur, Vladimir Jankélévitch, venait de disparaître l'année précédente.
Cet
ouvrage essentiel reprend, entre autres textes, un article paru en 1965
sur l'impossible prescription des crimes contre l'humanité, à un moment
crucial où les horreurs nazies risquaient d'entrer dans les "pertes et
profits" de l'Histoire. Avec un art tout personnel d'interpeller,
d'envoûter et de convaincre, Jankélévitch contribua fortement au débat
de l'époque pour empêcher ce qu'il considérait comme un impensable
nouveau crime, contre la mémoire bien sûr, contre la morale aussi.
Roger
Cukierman, président du CRIF, citait récemment ce livre (La Croix, 8
mars 2016) pour nous rappeler qu'ignorer l'antisémitisme d'aujourd'hui,
c'est prescrire l'antisémitisme d'hier, c'est-à-dire le pardonner, voire
même le réhabiliter.
Or, nous dit Cukierman en écho à
Jankélévitch, l'antisémitisme d'aujourd'hui s'appelle l'antisionisme.
Sous couvert de position politique, les ennemis d'Israël expulsent les
Juifs de la nation, comme le mouvement d'extrême gauche ''Nuit Debout''
chassait violemment il y a quelques jours un autre philosophe, Alain
Finkielkraut, de la place de la République. Ils ont crié "Israël assassin", prêts à
lyncher un homme. Le fascisme a changé de camp.
Les pires criminels sont toujours ceux qui s'ignorent.
Jankélévitch
pressentait le danger lorsqu'il écrivait que l'antisémitisme n'a jamais
disparu et ne disparaîtrait jamais. « Comme les perversions, il revêt
toutes sortes de métamorphoses (…). N'en doutez pas : l'antisionisme est
actuellement son alibi le plus redoutable, son camouflage le plus
dangereux. C'est l'aubaine inespérée, l'introuvable prétexte, la
motivation providentielle ! Avoir le droit, et même le devoir de haïr
les Juifs dans l'incarnation que représente Israël, il fallait y penser !
Tel est le génie de la perversité antisémite : il permet de rassembler,
de justifier tous les instincts nazis et (ce qui est un comble) leur
donne une légitimation "démocratique". Qui dit mieux ? » ("De
l'antisémitisme", Information juive, juillet 1975).
Vladimir Jankélévitch (1903-1985) |
La haine des
Juifs nous montre chaque jour un incroyable potentiel d'adaptation et de
surprises. Oublier, c'est pardonner. Pardonner, ce serait faiblir. La
lucidité nous conduit à ce terrible aveu : « Le pardon est mort dans les
camps de la mort ».
Face à « l'imminence d'un danger »
écrivait-il, chacun, en effet, porte en soi une forme de lucidité qui
tient en éveil. Condamné à cette lucidité, qui mieux que le Juif sait
reconnaître les racines pulsionnelles qui le menacent et le délire
paranoïaque du complotisme qui le désigne. Inscrit dans le sillage
millénaire de son peuple, il sait que survivre est depuis longtemps une
tradition. Non pas seulement un acte obligatoire de bravoure, ni même un
instinct légitime de survie, mais une résistance à perpétuité que
chacun peut transformer en choix délibéré et héroïque.
Le judaïsme est un destin et, contrairement aux apparences, une force.
La
conscience juive est congénitale, nous dit-il encore, elle provient de
l'expérience immémoriale de l'humiliation et du complexe minoritaire car
le passé n'est jamais loin, « [il] clignote subitement et, en pleine
tourmente, nous fait signe ; tout d'un coup on se dit : quel bel été !
et quelque chose d'un été ancien resurgit » (Quelque part dans l'inachevé, Gallimard, 1978).
«
Résister, affirmait-il dans la clandestinité à Toulouse en 1943, c'est
renouer avec son judaïsme, lui donner un sens et une éthique car la
morale qui refuse et s'insurge est un rempart invisible contre le mal » (Psycho-analyse de l'antisémitisme, réédité dans Revue Prétentaine, avril 1998).
Attention,
être lucide est un combat sans relâche. « Gare à l'angélisme qui
volatilise l'obstacle ». Baissez la garde, installez-vous dans le
confort intellectuel du "Plus jamais ça", et vous voilà un bon matin
face aux vieux démons qui resurgissent.
La conscience juive, c'est
l'essence même de la résistance face à « l'abomination métaphysique du
nazisme » qui, hier comme aujourd'hui, cherche par tous les moyens à
réduire le Juif à n'être que Juif.
« Je dirais qu'à la fois je
suis Juif parce qu'il y a des antisémites et qu'en même temps, il y a
des antisémites parce qu'il y a des Juifs « (Le judaïsme, problème intérieur,
dans La conscience juive, Paris, PUF, 1963, p. 64). Ainsi, résister en
tant que Juif c'est « déjouer constamment les retours périodiques de
l'imposture », c'est refuser de se laisser enfermer dans une "étroitesse
juive" car « la liberté est une géniale improvisation ».
Inspiré à
la fois de Platon, des Prophètes, des Pères de l’Église, symbiose
admirable de la culture européenne dont il fut un si illustre
représentant, Jankélévitch est l'érudit juif per excellentiam, mince et
fragile au dehors, puissant au dedans, solide et souple à la fois, mû
par l'étonnante magie de son intelligence.
« Sa voix, tantôt
claire, tantôt altérée, tantôt railleuse, vibre infiniment dans le
souvenir de ceux qui l’ont connu et parviendra, peut-être, au cœur des
nouveaux venus » (Françoise Schwab). Dans cette voix-là, il y a des
blessures qui ne guérissent pas, qui ne doivent pas guérir. En avoir
conscience, ce n'est pas seulement un devoir de mémoire, c'est un acte
citoyen, une main tendue aux enfants qui ne sont pas encore nés.
Justement, parlons-en !
«
Combien de générations pourront encore supporter le fardeau d’une
mémoire purement négative ? » s'inquiète à tort l'historien Henri Rousso
pour qui "l'activisme mémoriel" serait "une forme d'impuissance" qui
n'a pas évité le retour de l'antisémitisme. Englués dans une sorte de
paralysie collective, nous serions même incapables de comprendre les
nouveaux défis de notre époque (Libération, 8 avril 2016).
Le passé nous serait-il devenu illisible ?
Les
commémorations à outrance figeraient ce passé dans le marbre et nous en
éloigneraient chaque jour un peu plus. Le rituel excessif des
célébrations soulignerait la force symbolique de la Shoah, mais userait
et abuserait d'une vigilance de façade, comme si les beaux discours
avaient fini par se substituer aux actes, comme si l'intention seule
pouvait suffire.
Que répondrait Jankélévitch à Henri Rousso ?
Il
lui dirait que, certes, « dissoudre le génocide dans le magma des crimes
ordinaires, » c'est laisser croire aux indulgents et aux naïfs qu'un
crime contre l'humanité en cache toujours un autre, que ce crime
insondable est une forme de fatalité. Mais il ajouterait aussitôt cela :
quoiqu'il arrive « il y a toujours quelque chose de nouveau à
apprendre, une blessure supplémentaire à endurer, dès lors on ne se
souvient jamais assez ! (…) Le sommeil de la raison engendre des
monstres (…) Le diable c’est le démon de l’oubli… l’invitation au
sommeil … Souvenez-vous. Ne dormez pas » (Austérité et la vie morale,1956).
Un autre livre paru en décembre dernier (Vladimir Jankélévitch, L'Esprit de résistance, textes inédits 1943-1983,
présenté par Françoise Schwab, 2015) retrace en quelques extraits
d'articles, lettres et discours, le parcours exceptionnel de cet homme
éperdument en guerre contre la barbarie, une guerre morale et juste qui
n'a pas de fin car la haine n'a pas de limite. Cette guerre commence
avec les mots car "dire et répéter sans cesse" est la seule façon de
lutter contre la banalisation du mal.
Seule la pédagogie est l'arme secrète du "résistant obligatoire".
«
Le passé a besoin qu'on l'aide (…) rappelle Jankélévitch, [il] ne se
défend pas tout seul et la jeunesse demande à le connaître" (allocution
prononcée à l'Unesco le 28 novembre 1964). « Il nous faut
ressentir le cauchemar inépuisablement » (Le monde, 3 janvier 1965).
Empêcher de toutes nos forces les arbres de refleurir à Auschwitz, c'est
éviter que tous nos lieux de misère redeviennent des jardins. Notre
survie dépend de tous ces morts, qu'on ne peut certes pas faire revenir,
mais qu'il ne faut surtout pas faire disparaître.
L’indifférence
vient de l'ignorance, l'ignorance entretient la haine. Si les sauvages
irresponsables et ignares que l'on s'est acharné à déculpabiliser, qui
attaquent les synagogues et crient "mort aux Juifs" en plein cœur de
Paris, avaient vu dans l’école ce qu'elle n'aurait jamais dû cessé
d'être, ils auraient appris que le passé n'est pas un fardeau mais, au
contraire, une occasion unique d'avoir un peu d'honneur et de dignité.
Si
l'école faisait son travail, les sauvageons d'aujourd'hui auraient, par
exemple, entendu parler des vrais résistants qui n'étaient pas des
tueurs mais des sauveurs. Les résistants défendent la vie, les criminels
la détruisent. La résistance est une éthique, accessoirement un combat.
Ne serions-nous plus capables de transmettre cette évidence ? Pire, serions-nous secrètement convaincus qu'elle serait inutile ?
Mais
si c'était le cas, j'aurais honte d'être enseignant. J'aurais honte de
cette école de la République qui baisse les bras devant l’ampleur de la
tâche.
Même mille fois rabâchée, la mémoire n'est jamais vaine,
elle se mérite. Si nous la perdons, le fardeau est à venir, pas au
passé.
La conscience juive est « un fardeau nécessaire », et un
éternel recommencement. Grand bien nous fasse de croire encore à
l'illusion bienfaitrice de guérir les antisémites. Ainsi parlait
Jankélévitch.