Après
le traumatisme de janvier 2015, l’école républicaine serait prête,
nous-dit-on, à revenir sur un certain nombre de ses errements et faux
débats pour se recentrer sur une problématique essentielle : former les
élèves à l’unité citoyenne et à « la morale laïque. »
Mais
les mesures et mises en place restent floues (comme d’habitude) et les
réponses, sans doute, seront en deçà des besoins. Par exemple, et à
l’occasion des 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz, la ministre
de l’Éducation Nationale ne trouve rien à redire sur la façon
d’enseigner la Shoah dans nos établissements scolaires. Son
prédécesseur, Vincent Peillon, disait pourtant exactement le contraire
il y a un an.
Voici un article que j’ai écrit sur la question, paru le 17 décembre 2013 sur Tribune Juive. Il est toujours d’actualité.
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Le
rapport sur la refondation de la politique d’intégration dont les
conclusions ont été remises au Premier ministre le 13 novembre 2013, a
fait de l’enseignement de l’histoire la clé de voûte d’une « remise à
plat » générale. Ce n’est pas nouveau, mais c’est inquiétant.
On y propose par
exemple de supprimer le mot « intégration » jugé politiquement
incorrect, de le remplacer par celui de « laïcité inclusive » et de
créer un nouveau délit appelé « harcèlement racial ».
Pour ce faire,
une refonte des programmes scolaires recentrerait l’histoire sur des
problématiques telles que l’esclavage, la traite négrière, les
mouvements de populations. La France est invitée à assumer la dimension «
arabo-orientale » de son identité et à sortir de son « attitude
postcoloniale ».
Dans ce méli-mélo
de bonnes intentions, il ne serait plus question d’étudier un passé
jugé trop « élitiste, orthodoxe et discriminatoire », mais plutôt
d’accepter un éclairage « solidaire et sans tabou » d’un monde
contemporain multi-ethnique et pluriel.
L’école, de fait,
resterait-elle un sanctuaire qui préserve nos enfants des différences,
ou bien une porte ouverte à toutes les contradictions ?
Ce rapport jugé
provocateur ne fait pas l’unanimité. Le gouvernement a assuré que son
contenu n’était pas sa ligne de conduite. Pourquoi alors l’avoir publié ?
Pourquoi, en amont, avoir dissout le Haut Conseil de l’Intégration
(HCI) le 24 décembre 2012 ? Faut-il y voir tout de même une certaine
logique ? Sans doute, car une partie de ces propositions figure déjà
dans les nouveaux programmes des classes de lycée général. Les «
compromis et confrontations » voulus par les cinq commissions d’experts y
sont à l’œuvre. La salle de classe, quelles que soient les majorités
présidentielles, semble devenir un laboratoire de nouveautés
perpétuelles aux contours mal définis.
Dans les cours d’histoire au lycée, il y a moins de Shoah, mais plus de Gaza
Si l’on regarde de près les programmes des
classes de première et de terminale en vigueur depuis 2011-2012, on peut
trouver un exemple parlant qui anticipe en quelque sorte les « remises à
plat » envisagées.
Il s’agit d’un parallèle, que ne manquent pas
de faire les élèves eux-mêmes, entre deux faits historiques qui
s’interrogent l’un l’autre.
Alors que l’extermination des Juifs racontée
en classe a subi un grand bouleversement qui en a amoindri la portée et
le message, le conflit israélo-palestinien a fait une entrée remarquée
dans le panthéon des questions-phares traitées par les manuels
scolaires.
Dans les cours d’histoire au lycée, l’année
scolaire est subdivisée en quatre ou cinq thèmes de 10 à 15 heures
chacun en moyenne.
En classe de première, la Shoah est étudiée dans le thème 2 intitulé : « La guerre au vingtième siècle ».
Il s’agit d’une section-fleuve de plusieurs
chapitres copieux allant des deux guerres mondiales à la guerre froide,
des espoirs de paix (SDN et ONU) aux conflits les plus récents. Rien que
ça !
La part de la seconde guerre mondiale
est ainsi réduite à deux heures de cours environ, donc celle de la Shoah
à une heure au plus.
Le thème 3 traitant des régimes totalitaires
ne prévoit pas d’y revenir. En terminale, le sujet n’est étudié que de
manière furtive ou accessoire dans un thème, « la mémoire de la seconde
guerre mondiale », proposé d’ailleurs à titre facultatif. C’est tout.
Le conflit israélo-palestinien occupe à
lui seul, depuis la rentrée 2012, un chapitre en classe de terminale
intitulé ‘’Proche et Moyen-Orient, un foyer de conflits’’ (thème 3,
environ 10 heures de cours).
Ces nouveaux programmes ont été sévèrement critiqués dès leur parution.
A l’été 2011, Guy Konopnicki dans Marianne 2 puis Claude Lanzmann dans Le Monde
contestaient avec force et éloquence l’arrêté du 27 juillet 2010 où le
terme de Shoah était remplacé par celui de « génocide des juifs et des
Tziganes’’. Le mot était jugé inadéquat, trop religieux et ‘’hébreu’’ c’est-à-dire étranger à la langue française.
Il ne couvrait disait-on aucune justification
historique valable sinon celle d’avoir été popularisé par le film
éponyme de Claude Lanzmann.
Sans être formellement interdit (le ministre
Luc Chatel l’avait assuré) le terme, depuis, a tendance à disparaître au
profit de vocables génériques et assez (trop ?) neutres comme
extermination, anéantissement ou génocide.
Cette polémique intervenait au moment où une
enseignante de Nancy, Catherine Pederzoli, avait été longuement
suspendue pour avoir fait un usage immodéré du mot Shoah et pour avoir
placé celui-ci au cœur de son enseignement.
La plainte de certains parents mécontents
avait donc fait l’objet d’un rapport et d’une sanction dans un contexte
de fortes tensions dans l’établissement concerné.
A l’époque, le débat assez vif portait sur le bienfondé de cette « retouche’’ qui était loin d’être anecdotique.
Son auteur, Dominique Borne, ancien inspecteur général, proposait
d’ « historiciser’’ l’événement donc de le sortir de son aspect mémoriel et émotionnel tout en soulignant son impact laïc, c’est-à-dire non confessionnel. La question soulevée touchait aussi bien à la définition même du mot qu’à sa transmission.
d’ « historiciser’’ l’événement donc de le sortir de son aspect mémoriel et émotionnel tout en soulignant son impact laïc, c’est-à-dire non confessionnel. La question soulevée touchait aussi bien à la définition même du mot qu’à sa transmission.
D’après les historiens, la Shoah relèverait de
la mémoire c’est-à-dire de la dimension affective et variable des
témoignages et des souvenirs alors que le mot génocide replacerait cet
événement, dépouillé de sa spécificité, dans la seule confrontation des
sources et dans la rigueur cognitive.
Comme si l’un empêchait l’autre. On assurait
que ce changement n’enlèverait rien à la dimension unique et tragique de
l’extermination des Juifs en Europe. En théorie. Car, dans la pratique
pédagogique, cette vérité est de moins en moins facile à dire pour les
enseignants, et de plus en plus difficile à entendre pour les élèves.
Ainsi la Shoah est désormais
banalisée, désingularisée, désacralisée. Tombée de son piédestal, elle a
perdu peu à peu sa position de référentiel historique majeur.
Simple génocide parmi d’autres, la valeur
emblématique que lui conférait jusqu’alors le « devoir de mémoire’’
s’estompe progressivement. On assiste à une normalisation accélérée où
se distingue seule la notion juridique et désincarnée de « crime contre
l’humanité ».
Le génocide des Juifs pendant la
seconde guerre mondiale s’est muséifié, statufié en somme dans une
mémoire collective ingrate et oublieuse.
Le conflit israélo-palestinien bénéficie
exactement de la préoccupation inverse. Jugé essentiel dans la
compréhension du monde contemporain, il serait une sorte d’histoire
vivante en marche, un événement en direct.
La question palestinienne s’est étoffée et densifiée pour devenir la clef essentielle de la compréhension du Proche-Orient.
On peut y voir une sorte de gratification
sémantique : Gaza est la terre résistante, la nouvelle parabole de David
contre Goliath, l’héroïque combat d’enfants sacrifiés.
Le terme est devenu noble, relevant d’un
référentiel collectif fort. C’est une histoire en action revendicative
et engagée, imbriquée dans les grands débats actuels : alpha et oméga de
la poudrière de l’Orient, elle est la clé d’enjeux complexes qui
séduisent et interpellent.
D’Auschwitz à Gaza, il y a une sorte de glissement symbolique et d’ « éthique de la faute » (Emmanuel Levinas).
Car nous en serions encore au temps de la culpabilisation face aux erreurs d’un passé hégémonique et colonial.
Il y a peu, la Shoah constituait la stratégie même de cette « culpabilité perverse » (Daniel Sibony).
Ce qui avait abouti à une obsessionnelle
sacralisation peut-être excessive du sujet. On en a beaucoup parlé, on
ne l’a toujours pas accepté, digéré, regardé en face, comme s’il
s’agissait d’une part de soi que l’on refuse.
Aujourd’hui cette contrition est passée du
côté de la question palestinienne qui nourrit les mêmes effets
culpabilisants et se construit sur les mêmes interdits.
On ne peut pas regarder ce conflit en face. On
renonce donc à une objectivité exemplaire. Une obsessionnelle
culpabilité crée une autocensure qui empêche toute forme de distance
critique et sereine.
Dans une sorte d’imaginaire collectif
qui relève désormais moins de l’histoire que de l’inconscient et du
fantasme, Gaza a remplacé Auschwitz.
A une différence près.
A Gaza, la faute peut être réparée. Le regard
conciliant et l’empathie naturelle à l’égard d’enfants sur des
barricades peut influer, pense-t-on, sur le destin de ce conflit qui se
déroule sous nos yeux. Peu importe l’autre en face, c’est-à-dire le
soldat anonyme en uniforme. Peu importe la vérité.
Ce qui compte c’est la force symbolique de
l’image qui agit comme un poignard que l’on remue dans la plaie mais
nous soulage de la culpabilité par une communion rédemptrice.
Alors qu’Auschwitz nous mettrait sans cesse
face à cet insupportable passé d’une Europe ethnocentriste et
intolérante, celle des pogroms, ghettos et conflits nationalistes
d’autrefois, Gaza serait à l’image de la société française
multiculturelle d’aujourd’hui, incarnerait une histoire renouvelée et
ouverte.
Aimer cette histoire « refondée’’ serait nous aimer nous-mêmes laisse entendre le rapport sur l’intégration.
Est-ce aussi simple ? L’école n’a-t-elle pas
pour mission d’être Une et Indivisible, comme notre République ? Est-ce
ringard de le rappeler ?
On ne peut pas enseigner à la carte.
L’école forme le citoyen et l’intègre à la
communauté nationale, quelles que soient ses origines et ses
convictions. On ne transige pas avec cela.
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