« Le fils de Saul » du jeune réalisateur
hongrois, László Nemes, n’est pas seulement un film sur la Shoah. C’est
un film sur l’enfer. Un enfer dans lequel chacun est plongé dès la
première image. Une image floue, comme venant du lointain.
La mémoire collective s’endort et oublie vite,
elle a besoin qu’on la réveille
Peu à peu le passé émerge, l’image
devient plus nette, l’enfer nous saisit d’effroi. Puis l’effroi passe,
l’émotion habituelle s’estompe.
Seul le regard de Saul compte, son visage émacié et dure, ses lèvres sèches, ses fripes qui puent la mort, le sang qui colle.
On ne pense plus, on n’espère plus. Il
n’y a plus d’humanité, il n’y a que l’homme-animal, dont l’instinct de
survie se résume à quelques gestes, quelques paroles. Des bruits, des
chants, un psaume peut-être.
Peu importe les balles qui sifflent, les
bruits de bottes et les hurlements, Saul ne ressent plus grand-chose. Il
ne peut pas mourir car il est déjà mort. Comme lui, on le sait
parfaitement.
On se surprend soi-même à s’accoutumer à l’enfer. Comme Saul, on ne peut
même plus s’émouvoir. L’affect est un luxe qu’on ne s’accorde plus.
On s’habitue à mourir, et à recommencer à
mourir. Chacun des cadavres nus, des cris et des coups de poing aux
portes de la chambre à gaz, chaque pelletée de cendre que l’on jette
dans le fleuve, chaque manteau ou valise laissé derrière soi, tout
s’estompe et rejaillit, disparait puis apparait à l’écran, tourne autour
du visage de Saul. Les scènes d’horreur vont et viennent, surgissent en
cadence et nous emportent.
Lazlo Nemes reçoit le prix du jury au festival de cannes (mai 2015)
Saul, c’est nous.
Avec lui, on court et on se débat, on se courbe et on se redresse.
Se taire, jamais ! Parler encore, oui mais comment se faire entendre …
quand on n’écoute plus ?
On se rebiffe, on espère, on résiste. On
gesticule dans la tombe, et on prépare la révolte. Une révolte
symbolique, certes, quelques poignées de poudre et de munitions,
quelques hommes affamés qui prennent les armes, comme autant de
poussière insignifiante dans les rouages épouvantables de la barbarie.
Tout de même …
Il y a des signes de vie qui ne trompent pas.
Pourquoi Saul a-t-il subitement besoin de
réciter le kaddish pour ce garçon qu’il ne connait pas ? Pourquoi lui
trouver une vraie sépulture quand ses congénères disparaissent dans les
fours crématoires ou dans les fosses communes ?
Saul y voit ce fils qu’il n’a pas eu. Et
ce fils, c’est l’histoire des pères qui transmettent, dans le respect
des traditions et de la mémoire.
Chacun est le père d’un fils, le sien ou celui d’un autre, car chacun n’a pas d’autre choix que de perpétuer la ronde macabre de la vie.
Prier le mort, c’est raviver la flamme d’un espoir qui ne meurt jamais. Même dans l’enfer, la mort n’a pas le dernier mot.
Quand Saul sourit, il est déjà trop tard.
Il va mourir pour de bon. Il ne récitera jamais le kaddish pour
l’enfant mort, il ne lui trouvera jamais une tombe digne. Il sourit
parce qu’il a trouvé mieux.
Traqué comme la proie qui attend le coup
de grâce, Saul aperçoit un autre enfant qui écarquille les yeux. Le
garçon vient d’un village voisin sans doute, perdu dans la forêt où Saul
s’est réfugié avec ses camarades rescapés de l’enfer qui va bientôt les
rattraper.
D’un seul regard bleu, ce gamin tout blond, lumineux, est comme une
apparition sainte. Il est le fils, il est l’espoir. Saul sourit car il
sait maintenant qu’il ne va pas mourir.
L’enfant a vu et court vers les vivants.
Il s’enfuit dans la forêt, pour dire, pour raconter, pour transmettre à
son tour. Personne ne le fera taire. L’image est claire, précise,
minutieuse. Il n’y a plus de flou, plus de vagues souvenirs qui
s’estompent.
L’enfant est le témoin. On le voit partir, mais on le rejoint déjà. Il est Saul, on est l’enfant.
L’enfer, c’est l’oubli.
Jean-Paul Fhima,article publié dans Europe-Israël